La collection de cartonnages de momies

de l'Institut de Papyrologie et d'Égyptologie de Lille

par Laura GOMES

 

Cet article est tiré du mémoire de Master que j'ai réalisé à l'Université de Lille entre 2018 et 2020 sous la direction conjointe de Ghislaine Widmer, maître de conférences, Didier Devauchelle, professeur, et Fleur Morfoisse, conservatrice au Palais des Beaux-Arts de Lille1. Dans ce travail, je me suis attachée à étudier la collection de cartonnages de l'IPEL qui n'avait jamais fait l'objet de recherches approfondies jusqu'à présent2. En examinant en détail chaque pièce et en rassemblant toutes les informations à disposition, tant techniques qu'historiques, j'ai pu redonner une provenance à certains objets et surtout reconstituer quelques ensembles.

NB L'article complet, avec toutes les illustrations, peut être téléchargé ci-dessous.

 

Qu'est ce qu'un cartonnage ?

En égyptologie, on appelle « cartonnage » un objet généralement funéraire (masque, plastron, éléments de parure, voire couvercle ou cercueil) fabriqué à partir de la superposition de couches de tissu, voire de papyrus, collées ensemble et dont l'aspect rappelle celui du carton : ce matériau, attesté dès le Moyen Empire, a ainsi servi de substitut plus abordable aux protections funéraires en bois ou en pierre. Le support obtenu était ensuite recouvert d'une fine couche d'enduit sur laquelle pouvaient être peintes des scènes figurées ainsi que, plus rarement, des inscriptions hiéroglyphiques. Durant l'époque ptolémaïque (332 avant J.-C. – 30 avant J.-C.), il est assez courant que des papyrus mis au rebut soient réemployés comme base de cartonnage à la place de la toile3 ; l'utilisation de ce support rigidifié connaîtra alors de nombreuses variations.

 

Petit historique de la collection de l'IPEL

Les pièces de la collection de cartonnages de l'IPEL proviennent des campagnes de fouilles dans le Fayoum dirigées par l'helléniste Pierre Jouguet durant deux hivers (en 1901 et en 1902), sur les sites de Médinet Mâdi (Narmouthis), Medinet-en-Nahas (Magdola) et Médinet Ghôran (Fig.1).

Lors de ces deux campagnes, P. Jouguet fouilla principalement des nécropoles puisqu'il était à la recherche de papyrus grecs réemployés dans les cartonnages des momies ptolémaïques. Il rapporta en France un important mobilier funéraire (papyrus, cartonnages, momies, poteries et petits objets du quotidien) qui forma la première collection de l'IPEL, fondé en 1903. Tous les cartonnages composés de papyrus ont été désassemblés afin de récupérer les supports inscrits de textes, souvent au détriment du décor peint, puisque les techniques utilisées à cette époque ne permettaient pas de conserver les deux. En conséquence, seuls les cartonnages à base de tissu ont été préservés et font aujourd'hui partie de la collection de l'IPEL, déposée depuis 2006 au Palais des Beaux-Arts de Lille. De nombreux papyrus récupérés par P. Jouguet, ainsi que quelques cartonnages, ont aussi été transférés à Paris, lorsqu'il y a fondé l'Institut de Papyrologie de la Sorbonne en 1920. En ce qui concerne les momies elles-mêmes, nous n'avons malheureusement conservé la trace que de trois d'entre elles, rapportées en France par P. Jouguet, qui sont aujourd'hui conservées au Musée d'histoire naturelle de Lille.

Les fouilles de P. Jouguet sont peu documentées : il n'existe à ce jour que deux rapports de fouilles très succincts qui fournissent peu d'informations ; l'un a été publié dans le BCH4 en 1901 et l'autre, dans le CRAIBL5 en 1902. P. Jouguet a également brièvement présenté ses fouilles dans le Bulletin de l'Université et de l'Académie de Lille6 en 1902, dans le cadre de l'exposition internationale de Lille, mais sans fournir de détails. Enfin, il existe un Inventaire des cartonnages de momies trouvés à Hiouran. Campagne de 1900-1901, rédigé par P. Jouguet, qui est aujourd'hui conservé à l'Institut de Papyrologie de la Sorbonne ; il reste difficilement exploitable car il ne fournit pas non plus de contexte archéologique précis.

En conséquence, il est donc souvent impossible de déterminer sur quel site particulier du Fayoum chacun des cartonnages de l'IPEL a été découvert.

La mention la plus ancienne de la collection de l'IPEL provient d'une intervention de Jean Vercoutter en 1979, à l'occasion de l'inauguration de la bibliothèque Jacques Vandier à l'Université de Lille7, lors de laquelle il explique que, pendant plus de quarante ans, le « Fonds Jouguet » fut relégué dans les combles de l'Université et oublié par les personnels de l'IPEL, avant d'être retrouvé par lui-même en 1960.

Une partie de la collection avait pourtant été présentée au public en 1902 lors de l'exposition internationale de Lille. Il est possible qu'une partie des archives concernant les fouilles de P. Jouguet dans le Fayoum et la collection de l'IPEL a été détruite lors du bombardement de l'Université de Lille ou encore lors de la réquisition de l'appartement de sa famille par les Allemands lors de la Première Guerre Mondiale.

 

Les cartonnages de momies de la collection de l'IPEL

Les cartonnages de la collection de l'IPEL font partie de ce qu'on appelle des parures de cartonnages « découpés », caractéristiques de l'époque ptolémaïque (332 avant J.-C. – 30 avant J.-C.). Ces parures se composent généralement de quatre à cinq éléments (voir Fig. 8, momie de gauche du négatif n°1) : un masque recouvrant le visage, la nuque et les épaules, un collier-ousekh, un plastron figurant une déesse ailée, une bande de jambes ainsi qu'une boîte à pieds. À certaines époques, le collier-ousekh et le plastron figurant une déesse ailée pouvaient être regroupés en un seul plastron plus long (Fig. 2) et la boîte à pieds pouvait être remplacée par des sandales factices placées au niveau des pieds de la momie (Fig. 3). D'autres petits éléments pouvaient également être ajoutés à cette parure, notamment des petits cartons rectangulaires surnommés « cartes à jouer », ou d'autres ayant la forme d'un personnage (voir Fig. 12 et Fig. 15).

À l'exception du masque, qui était moulé pour prendre la forme d'un visage, tous ces éléments étaient plats et disposés sur le linceul de la momie. Ils pouvaient être maintenus en place de diverses façons : ainsi, quelques cartonnages de la collection présentent des petits trous par lesquels devait passer le fil qui permettait de les coudre sur le linceul (Fig. 4), tandis que d'autres étaient maintenus par des bandelettes de lin qui entouraient la momie et formaient parfois un motif de croisillons très élaboré (voir Fig. 9, momie de gauche du négatif n°2). La trace de ces bandelettes est encore visible sur certains cartonnages (Fig. 5) : nous observons une différence de conservation de la couche picturale laissant apparaître un motif de croisillons ; dans d'autres cas, des morceaux de lin peuvent rester accrochés à la surface du cartonnage (Fig. 6).

De nombreux cartonnages de la collection se trouvent aujourd'hui recouverts en partie d'une substance noire ressemblant à de la résine ou à du bitume utilisés par les embaumeurs aux époques ptolémaïque et romaine (Fig. 7). Certains cartonnages pourraient même avoir été collés sur le linceul de la momie grâce à cette substance, leur face intérieure étant en grande partie recouverte d'un couche gluante.

D'un point de vue stylistique, les cartonnages de la collection de l'IPEL forment un ensemble assez hétérogène ; il n'est donc pas possible d'identifier des ateliers locaux. L'iconographie est par ailleurs assez classique, reprenant des scènes et motifs bien attestés à cette époque comme aux périodes précédentes. En revanche, quelques détails et surtout la redécouverte de négatifs anciens m'ont permis de faire des rapprochements et même de reconstituer certains ensembles.

 

La redécouverte de photographies provenant des fouilles de Jouguet

L'IPEL conserve plusieurs négatifs et plaques de verre datant de l'époque de P. Jouguet, le tout formant un ensemble disparate : on y trouve de nombreux clichés pris en Égypte au début du XXe siècle, mais peu qui concernent les sites de fouilles. Toutefois, trois négatifs figurant des momies équipées de leur parure de cartonnages ont attiré mon attention (Fig. 8-10). Si aucune précision concernant le lieu de découverte n'est indiquée sur ces clichés, nous pouvons cependant supposer que le négatif n°3 provient de Ghôran puisque la momie placée dans son cercueil sert d'illustration à l'article de P. Jouguet paru dans le BCH 258 (Fig. 11).

Sur les négatifs n°2 et n°3, j'ai également pu reconnaître une série de cartonnages qui font aujourd'hui partie de la collection de l'IPEL. Ces négatifs permettent donc de redonner un contexte archéologique à quelques pièces, mais aussi, comme nous allons le voir, de reconstituer certains ensembles (Fig. 12 et 13).

Comme nous pouvons le constater grâce à la photographie ancienne, le cartonnage inv. L 1369, avec la représentation d'Amset et de Douamoutef, et le collier-ousekh inv. L 1364 appartiennent donc à une même parure. Un troisième cartonnage, conservé à l'Institut de Papyrologie de la Sorbonne cette fois (Inv. Sorb. 2772), semble bien avoir appartenu à cette parure : la pièce qui devait être placée symétriquement à inv. L 1369, représente les deux fils d'Horus qui manquaient à l'appel : Hâpi et Qebehsenouf ; le style, l'état de conservation, la forme et les dimensions confirment cette hypothèse et démontrent que des éléments d'une même parure ont pu être dispersés entre les deux collections de Lille et de Paris.

Le cartonnage inv. L 2269 est visible sur la momie de droite du négatif n°3 (Fig. 14 et 15). De même, le cartonnage placé juste au dessus, prenant la forme d'un personnage momiforme à visage humain et coiffé d'un disque solaire, pourrait correspondre à celui conservé à l'Institut de Papyrologie de la Sorbonne (Inv. Sorb. 2771). Ces deux pièces pourraient donc appartenir à la même parure.

D'autres ensembles de la collection ont pu être reconstitués grâce à l'étude de l'iconographie et des caractéristiques techniques des pièces. Ainsi, les fragments inv. L 2413 et inv. L 2278 (Fig. 16 et 17) proviennent en réalité du même masque, en attente de restauration : la coupure du bas d'inv. L 2413 semble bien correspondre à celle du sommet du fragment inv. L 2278 et la ligne rouge au bas de la mèche droite d'inv. L 2413 se prolonge sur la mèche d'inv. L 2278.

De même, le plastron inv. L 1378 et la bande de jambes inv. L 1359 proviennent vraisemblablement de la même parure : ils présentent une iconographie et un style similaires et ce sont les deux seuls cartonnages de la collection encore aujourd'hui accrochés à un linceul, de texture comparable (Fig. 18 et 19).

De plus, ces pièces présentent la particularité d'être surmontées du hiéroglyphe du ciel (pt), servant, comme aux époques antérieures, à délimiter la partie supérieure de la scène. Comme ce signe n'est attesté que sur un seul autre cartonnage de la collection, le plastron inv. L 1379, il est possible que ces trois cartonnages (inv. L 1379, inv. L 1378, inv. L 1359) proviennent d'un même atelier, d'autant plus que le style et le trait du dessin sont similaires sur les trois pièces. Par ailleurs, les deux plastrons ont une construction presque identique et les détails de la représentation de la déesse ailée sont comparables (les traits du visage, la façon de dessiner son collier, ses mains, l'extrémité de son sein laissé blanc, ainsi que les petits pointillés rouges tracés sur ses ailes) (Fig. 20 et 21).

Enfin, je propose (avec prudence) un dernier rapprochement entre le plastron inv. L 1363 et le masque inv. L 2272 ; en effet, si l'on compare le dessin des colliers-ousekh, on retrouve non seulement les mêmes motifs, mais aussi un rendu similaire tant dans les traits que dans l'application de la peinture, qui paraissent assez grossiers dans les deux cas (Fig. 22-25) : on note par exemple la couleur bleu qui déborde sur les petits cercles ocre, comme la peinture rouge entre les triangles verts qui recouvre en partie la rangée du collier. Il est donc possible que ces deux pièces proviennent, si ce n'est d'une même parure, au moins d'un même atelier.

 

Les limites de l'étude de la collection de l'IPEL

Comme mentionné plus haut, nous pouvons supposer que certaines des momies qui apparaissent sur les négatifs de l'IPEL ont été rapportées en France par P. Jouguet en même temps que leurs parures de cartonnage dont on constate que seuls quelques rares témoins sont parvenus jusqu'à nous. Il est possible que la disparition de ces dernières soit liée au matériau dont elles étaient constituées : en effet, réalisées en partie ou en intégralité avec du papyrus, elles ont pu être détruites par P. Jouguet ou par les papyrologues qui lui ont succédé afin d'en récupérer le support inscrit. P. Jouguet a peut être même rapporté d'Égypte des assemblages complets, attendant d'être en France pour faire le tri entre les cartonnages en tissu et ceux qui contenaient des papyrus. Toutefois, dans la mesure où, sans ses rapports de fouilles, il laisse entendre que les cartonnages en tissu étaient majoritaires dans les nécropoles ptolémaïques de Ghôran et de Médinet-en-Nahas, peu de ces artefacts sont finalement parvenus en France. Ainsi, l'Inventaire des cartonnages de momies trouvés à Hiouran. Campagne de 1900-1901 semble indiquer que P. Jouguet n'enregistrait pas ou ne prenait pas en compte les cartonnages sans papyrus, qui ne recevaient donc pas de numéro d'inventaire ; une grande partie d'entre eux a sans doute été laissée sur place, comme ce fut le cas de la momie équipée de cartonnages en tissu présentée dans le BCH 25 (voir Fig. 10 et 11) 9 et visible sur le négatif n°3 de l'IPEL, qui a été confiée au musée de Gizeh.

Quelques pièces en tissu ont aussi pu être rapportées pour leur bon état de préservation et leur décor, afin de conserver un bel exemple de chaque type ou de cartonnage avec une forme originale comme l'inv. L 2269 et l'Inv.Sorb. 2771.

Une datation précise des cartonnages de la collection de l'IPEL est impossible à établir. En effet, si toutes les pièces remontent assurément à l'époque gréco-romaine, l'absence de contexte archéologique détaillé ne permet pas d'affiner la datation. En me basant principalement sur l'étude de la forme des cartonnages, de la polychromie et de l'iconographie, je suis tentée de proposer la fourchette chronologique suivante : entre le début de l'époque ptolémaïque jusqu'au Ier siècle avant J.-C., qui semble être la date limite de production de cartonnages dans les nécropoles que P. Jouguet a fouillées.

La collection de cartonnages de momies de l'IPEL s'avère donc être un ensemble assez hétérogène, qui ne reflète toutefois qu'une infime partie des pièces de ce type mises au jour par P. Jouguet : elles ne permettent donc pas d'avoir une vision d'ensemble de la production de cartonnages dans la région du Fayoum à cette époque. L'étude approfondie de ces objets ainsi que la redécouverte de documents photographiques provenant des fouilles de P. Jouguet, ont néanmoins permis d'apporter un nouvel éclairage sur ces artefacts, comme sur le travail effectué par le fondateur de l'Institut de Papyrologie et d'Égyptologie de Lille.

 

NOTES

1 « Recherches autour de la collection de cartonnages de momies de l'Institut de Papyrologie et d'Égyptologie de Lille (fouilles P. Jouguet) ».

2 Les premières mentions de la collection de cartonnages dans les archives de l'IPEL ne remontent qu'à 1999.

3 C'est sans doute de cette pratique que dérive l'appellation « cartonnage » puisque la technique employée pour réaliser ces éléments en papyrus rappelle celle du papier mâché.

4 P. JOUGUET, « Fouilles du Fayoum : Rapport sur les fouilles de Médinet-Mâ'di et Médinet-Ghôran », BCH 25, 1901, p. 380-411.

5 P. JOUGUET, « Rapport sur deux missions au Fayôum », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 46-3, 1902, p. 346-359.

6 P. JOUGUET, « Notice sur les Fouilles de Médinet-Ghôran et de Médinet-en-Nahas suivie du Catalogue des objets exposés à l'exposition internationale de Lille », Bulletin de l'Université et de l'Académie de Lille, Sixième année, 1902, p. 234-248.

7« Inauguration de la Bibliothèque Jacques Vandier », Revue du Nord 61/243, Octobre-Décembre 1979, p. 961-965.

8 P. JOUGUET, « Fouilles du Fayoum : Rapport sur les fouilles de Médinet-Mâ'di et Médinet-Ghôran », BCH 25, 1901, p. 404.

9 P. JOUGUET, « Fouilles du Fayoum : Rapport sur les fouilles de Médinet-Mâ'di et Médinet-Ghôran », BCH 25, 1901, p. 404.

 

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